Merry, ce héros.

Je surnageais dans le grand aquarium installé pour moi dans l'infirmerie. C'était encore le moyen le plus sûr pour que les parties de mon corps encore métamorphosées - c'est à dire la plus grande partie - restent suffisamment hydratées. J'ondulais doucement au gré des mouvements de la surface de l'eau. J'avais déjà retrouvé une bonne partie de mon visage dont un oeil, et une main, et la seconde bourgeonnait déjà.
Je pensais que j'étais bien. Je pensais que l'eau était tiède et que j'allais replonger dans ma rêverie.

La paix de l'aile hospitalière. La lumière douce, tamisée par ces voilages qui s'envolaient dans la brise d'une fenêtre ouverte. Qu'il était bon de se laisser aller, qu'il était bon de ne plus être aux portes de la mort.

Un coassement suivi d'un bruit d'éclaboussures me réveilla tout à fait. Merry nageait autour de moi, et jouait dans mes... dans ce qui semblait s'apparenter à des thalles d'algue.

Avec mon visage revenait ma conscience humaine. Je me souvenais de cette horrible lumière qui m'asséchait, de ce froid, de ce vent... Et puis des cris d'alarme de Merry, qui coassait à s'en déchirer les poumons. Et puis du contact chaud de mains de forme humaine, et le retour à l'eau, élément primordiale.

Je clignais mon oeil unique et contemplais l'environnement encore flou. Quelque chose me démangeait à la base du thalle. Peut-être un nouveau bourgeon ?

Je contemplais cette... algue pourrissante qui se transformait au fil des heures. C'était d'abord l'oeil qui avait poussé, comme une fleur, en commençant par faire se renfler les tissus visqueux, puis un petit bourgeon blanc, et puis un point noir avait percé, s'agrandissant et se dégradant vers le marron et s'irisant de vert.

Je l'avais veillée avec tendresse toute la nuit, et une main avait fini de grandir à l'heure du petit déjeuner. Il n'y avait pas grand chose d'autre à faire que d'attendre. Attendre que ma nièce retrouve forme humaine pour la serrer contre moi, et lui demander l'explication de cette énigme.

Le crapaud plongea, et nagea autour de sa maîtresse. Il semblait la caresser de ses pattes et de ses flancs. Quel brave batracien. Et quelle puissance vocale ! Combien de temps s'était-il égosillé, tout seul auprès de la pauvre Enid, avant que je ne l'entende ?
Et que ce serait-il passé si ça n'avait pas été moi ? Et si je n'avais pas vu le tas de vêtements et la fiole gisant un peu plus loin ? Que se serait-il passé si je n'avais pas compris pourquoi ce crapaud s'accrochait désespérément à ce vieux goémon en putréfaction ?

Non, il ne fallait pas y penser. Tiens, le bourgeon de la seconde main était tout à fait sorti maintenant, et il me semblait apercevoir un renflement tout en bas de la tige. Peut-être un pied ?

Je rapprochais le tabouret du fauteuil et me rallongeais. Je tirais une couverture jusqu'à mes épaules. Ça allait prendre encore un jour ou deux, mieux valait prendre un peu de repos.

En palmant avec ma main et l'espèce de moignon à bosses de l'autre côté, j'avais réussi à pivoter et faire un tour d'horizon complet. L'atmosphère de ce lieu m'était familière. Ces pierres, ces hautes fenêtres, ...

Une forme plus sombre attira mon attention et je fronçait mon sourcil pour mieux en distinguer les contours. C'était un être humain, une femme. Endormie dans un fauteuil. Son apparence m'était connue elle-aussi.

J'avais maintenant la sensation d'une tête bien formée sur l'arrière du crâne. Mais l'autre moitié de mon visage restait fripée et aveugle. Après cette illusion de déplacement, de contrôle sur mon corps, je sentais une nouvelle vigueur monter de mes racines. Deux petits chatouillis sur les côtés de visage m'avertirent que mes oreilles se reconstruisaient. Ce fut bientôt un picotement désagréable qui se prolongea jusqu'à ma bouche encore close. Le picotement devint douleur et soudain le bruit déferla dans mes pavillons déployés. Les sons feutrés devinrent des rugissements et les courants d'air des ouragans. Et puis le niveau sonore baissa, comme on tourne le bouton d'une radio après un morceau de musique particulièrement aimé.

Le soleil avait passé au-dessus des pierres et donnait maintenant dans les fenêtres de l'autre côté. La lumière dorée annonçait la fin de l'après-midi. Hier, cette lumière annonçait ma mort. Alors aujourd'hui, je la saluais de ma main entière, dérangeant un peu Merry au passage.

C'était la fin de l'après-midi quand je me réveillais. Un oeil dans une tête maintenant bien ronde me scrutait. Les lèvres étaient encore scellées, mais les oreilles bien sorties. Je repoussais la couverture et approchait de l'aquarium. Deux bourgeons encadraient le pied du thalle, un poignet prolongeait maintenant la première main et on distinguait les doigts de la seconde.

Je tendis la main et caressais le crâne chauve. L'oeil se ferma et Enid appuya sa tête contre ma paume. Nous nous connaissions à peine et c'était bien de ma faute. Avais-je eu peur que la vie de famille ai endormi le tempérament aventureux de sa mère ? Pourquoi n'avais-je envoyé ni lettres ni cadeaux à l'enfant de celle qui avait été comme ma soeur ?

Sa peau était lisse et douce. La partie encore fripée et visqueuse de son visage frémissait sous l'effet de la lente métamorphose. On distinguait maintenant la naissance de son cou fin sous menton.

La nuit était tombée, et nous étions encore là, sa tête appuyée contre ma main.
L'infirmière entra sans faire de bruit et déposa sur un petit guéridon une assiette de fromage et des toasts, ainsi qu'un gobelet en verre ciselé et un petit pichet en céramique rempli de cidre. Elle alluma les bougies des lampes les plus proches, laissant le reste de la longue pièce dans l'obscurité. Elle ressortit sans avoir prononcé une parole, juste un sourire qui disait qu'elle me comprenait.

Les pieds d'Enid ressemblaient maintenant à des petites pattes de taupe, et elle se mit à les agiter. Cela la fit tournoyer. Alors elle recommença. Dans un sens. Et puis dans l'autre.
Cette gamine était intenable ! Voilà qu'elle jouait, qu'elle s'amusait de sa condition d'algue à palmes.

Ils passèrent toute la soirée à jouer, le crapaud commun et l'algue peu commune, et vers minuit, le second oeil était ouvert, le joli visage d'Enid enfin redevenu humain. Seuls ses cheveux n'avaient pas repoussé. À deux heures du matin, la seconde main avait rattrapé la première, et c'était maintenant deux avant-bras qui sortait d'un thalle plus épais, plus cylindrique, mais toujours aussi fripé et visqueux. À trois heures, Enid reposa sa tête sur la petite île de Merry et s'endormit. Je retournais à mon fauteuil, grignotais un toast et but un verre de cidre déserté par les bulles. Je me couchais, et sombrais aussitôt dans un sommeil sans rêve.

Il faisait encore nuit quand je me réveillais. Je me rendis compte immédiatement que je pouvais tourner la tête d'un côté et de l'autre. J'avais retrouvé des épaules, des bras, des poignets, des mains, et bien que le thalle me fasse encore des ailes de chauve-souris à partir des coudes, je renaissais à moi-même. C'était une sensation fantastique.
Sous les épaules, mon buste était encore rachitique, végétale, poisseux, très souple, jusqu'aux genoux. Mes pieds avaient retrouvés leur aspect originel et mes jambes montaient, bien séparées l'une de l'autre, jusqu'à ces genoux secs, osseux et noueux.

Accoudée à la paroi de l'aquarium, j'esquissais un premier pas de ces demi-jambes, de mes demi-jambes. Je souris, et puis ris tout à fait. Mes lèvres étaient maintenant ouvertes, toutes prêtes à laisser s'échapper un florilège de jurons, d'âneries, de plans machiavéliques pour faire râler les chatons, de bonnes réponses aux questions des professeurs, de sorts ingénieux ou encore grotesques...

Mari ouvrit les yeux.
Elle s'étira longuement, et puis frissonnant dans la fraicheur de l'aube, elle se leva et vint me prendre dans ses bras. C'était une embrassade précautionneuse, pour ne pas lui empoisser le devant du gilet, pour ne pas l'éclabousser.

Heureusement qu'ils avaient prévu un vaste aquarium, la chose qui ressemblait à une algue putride avait bien grandi, mais je ne me trouvais pas à l'étroit dans mon bocal. Merry entonna un chant pour le moins surprenant, et ma tante faillit s'étouffer de rire avec la bouche pleine de fromage.

Elle dut quitter l'infirmerie pour reprendre ses cours, et quand elle revint à midi, avec deux assiettes de fish and chips et un pichet de cidre frais, mon estomac était redevenu un estomac de fidèle Poufsouffle, c'est à dire affamé.
Mes jambes étaient séparées jusqu'à mi-cuisse et ne me restait de la plante que la peau brunâtre et plissée sue le ventre et les fesses.

L'infirmière arriva à ce moment-là, et je dus attendre qu'elle finisse de m'examiner pour me jeter sur le poisson pané et les frites. Hors de l'eau tiède de l'aquarium, je me refroidis vite, et je réalisais alors que si une algue pouvait vivre nue, ce serait avec plaisir que je retrouverais un tricot de laine. Pour le moment, je m'enroulais dans la couverture de la Kerlouan, et recommençais à manger.

Le soir, après les cours et l'étude, hormis l'absence du moindre poil et du plus petit cheveux, la métamorphose était complète. J'avais pu remettre mon jean, une chemise de flanelle et mon tricot marin. L'infirmière me laisserait regagner mon dortoir pour la nuit.

Ma tante avait repris son regard professoral, et attendait manifestement que je lui explique comment j'avais bien pu me retrouver métamorphosée en cette chose répugnante. Il ne sera jamais dit qu'un Leniffleur n'assumerait pas ces actes, aussi je ne pris pas de détour.

- J'avais complètement oublié ce que contenait ce flacon. Le gribouillis que j'avais écrit sur l'étiquette était illisible et pas moyen de me rappeler à qui c'était destiné. C'est moi qui l'ai préparé, pour sûr, mais quoi que ça ai pu être, c'était manifestement périmé et j'en déconseille fortement la consommation.